Une croyante spiritualiste :
George SAND
La quête d’une spiritualité personnelle commence chez George Sand dès son enfance avec le culte qu’elle vouait à Corambé[1], sorte de divinité qu’elle invoquait dans un endroit secret du parc de Nohant. Après l’intermède de sa vocation religieuse avortée au couvent des Augustines anglaises, George Sand est à la recherche d’un idéal nouveau. Elle a cru le trouver chez certains philosophes de son temps pour lesquels elle s’est enthousiasmée : Lamennais et surtout Pierre Leroux. Mais, dégagée de l’influence directe de ces penseurs, George Sand n’en a pas moins poursuivi sa réflexion, qui s’est sensiblement modifiée avec les années, toujours prête à engranger de nouvelles données. Comment peut-on définir la spiritualité de George Sand telle qu’elle se dessine à travers ses dernières oeuvres ? Quelle est la part de la philosophie de Leroux dans cette quête ? Quelles sont cependant les tensions voire les contradictions qui se révèlent au fil des textes ? Loin des « écoles extrêmes » de « l’orthodoxie et de l’athéisme »[2], George Sand a tenté tout au long de sa vie de définir sa croyance dans ses romans mais aussi dans des articles et sa correspondance privée.
Dans Monsieur Sylvestre (1865), le personnage éponyme est fort proche de l’image que George Sand aime donner d’elle-même, « un vieux ermite qui se promène à travers [ses] romans »[3]. Or Sylvestre se dit « à la fois spiritualiste et matérialiste » [4]. A première vue contradictoires, ces paroles conduisent vers la voie que s’est choisie George Sand : si elle ne nie pas l’esprit, elle ne méprise pas pour autant la matière. Elle refuse de se considérer comme « exclusivement spiritualiste » parce qu’il ne lui « semble pas possible d’affirmer des âmes sans corps »:
Nous ne pouvons donc pas nous faire la moindre idée d’une vie spirituelle qui soit purement spirituelle, et je ne peux pas vous dire que je crois à une chose dont je n’ai pas la moindre idée. [5]
George Sand définit ailleurs sa croyance comme « un mélange de spiritualisme et de panthéisme qui se combine en [elle] sans trouble »[6]. Elle rappelle aussi l’influence décisive de la doctrine de Pierre Leroux qui, bien qu’elle s’en soit détachée, reste le point de départ de sa réflexion et de sa croyance. Elle dit avoir « marché un peu plus loin, en avant ou de côté [...] en arrière peut-être » [7] mais en tout cas s’être « insensiblement modifiée ».[8] George Sand cherche donc à la fois à dépasser l’antagonisme entre catholicisme et athéisme et à sortir de l’opposition binaire esprit / matière pour se « dégager de la notion de dualité qui nous étouffe » (NL, p.204). Pour elle, il faut savoir « compter jusqu’à trois » (NL, p.170) et avoir « une triple vue sur le monde des faits et des idées » (NL, p.204).
La triade est un élément clé de la doctrine de Pierre Leroux[9] qui a entrepris un examen des croyances anciennes pour en faire une religion personnelle et réfléchie. Il utilise donc le dogme de la trinité recomposée en une « triade » qui décrit une triple tendance présente en chaque homme. Elle combine le sentiment (qui peut conduire au mysticisme voire à la folie et à la superstition), la sensation (qui est à l’origine du sensualisme mais aussi du matérialisme et de l’athéisme) et la connaissance (qui a mené au rationalisme puis, plus tard, à la science positive). Pour Leroux, cette triade est aussi présente dans la conscience de l’homme : la connaissance siège dans son âme, la sensation dans son corps et le sentiment forme la relation entre le corps et l’âme. Dans cette doctrine trinitaire, l’homme est un et triple à la fois puisque les trois éléments sont solidaires pour former un être vivant indécomposable.
Cette « triade » va permettre à George Sand de développer sa propre pensée spiritualiste. Cependant, elle estime les travaux de Leroux trop complexes et « cherche une explication plus facile à vulgariser » [10]. Si elle n’abandonne pas la « triade », elle préfère employer le mot plus familier de « trinité » :
Il faut trois termes pour spécifier les trois éléments qui concourent à l’existence de tout ce qui est. C’est ce qui a fait symboliser de temps immémorial la divinité sous le nombre trois : la trinité.[11]
Toute vie se conforme à ce principe affirme George Sand. L’homme est composé de matière (c’est-à-dire d’un corps), de vie organique (c’est-à-dire de matière organisée douée d’action) et d’esprit (c’est-à-dire d’idées qui le poussent à agir). Ces trois éléments sont indissociables pour former un homme vivant :
Nos corps sont matière et vie organique. L’esprit préside aux fonctions de cette matière organisée. Ne pas confondre la matière, la vie et l’esprit, vu qu’ils peuvent exister et qu’ils existent séparément. Dès qu’ils existent simultanément l’homme existe complet. (E, p.272)
A côté de cette conception de la vie humaine, George Sand stipule l’existence de trois âmes qui ne recoupent pas exactement ces trois éléments. Elle définit cette « trinalité »[12] par opposition à une conception philosophique dépassée de l’existence de deux âmes, « l’une préposée à l’entretien et à la conservation de la vie physique, l’autre au développement de la vie psychique »[13]. La première, où l’on reconnaît l’instinct, tirerait l’homme vers la bête ; la seconde, proche de l’intelligence, serait véritablement humaine.
Au lieu de ce système binaire, George Sand distingue « trois âmes bien distinctes, une pour le domaine de la vie spécifique [soit l’instinct qui ramène à la matière et au corps], une autre pour celui de la vie individuelle [soit l’intelligence ou le « moi »], une troisième pour celui de la vie universelle [soit la véritable âme] » (NL, p.171). Elle y voit la solution dans la lutte entre instinct et esprit puisque l’âme universelle « mettra l’accord et l’équilibre entre cette vie diffuse chez tous les êtres et la vie personnelle exagérée en chacun. Elle sera le vrai lien, la vraie âme, la lumière, l’unité » (NL, p.171). Cette troisième âme aspirerait donc à un idéal commun à tout être humain qui le pousserait au dépassement de soi :
Il nous est impossible d’attacher un sens aux mots de sagesse, d’amour et de justice, qui résument toute la raison d’être et toute l’aspiration de notre vie, si nous ne sentons pas planer sur nous une idéale atmosphère composée de ces trois éléments abstraits, qui nous pénètre et nous anime. (NL, p.179-180)
Elle transcende ainsi la définition de Pascal, selon elle « garrotté [...] par la notion de dualité »[14], pour déclarer dans une devise qui résume sa pensée : « L’homme est bête, homme et ange » (NL, p.193). Elle explique ainsi la différence entre l’homme et l’animal doué seulement des deux premières âmes et elle voit en l’artiste celui qui donne libre cours à cette troisième âme qui s’exprime à travers lui :
C’est la troisième âme, c’est ce que les artistes inspirés appellent l’autre, celle qui chante quand le compositeur écoute et qui vibre quand le virtuose improvise. C’est celle qui jette brûlante sur la toile du maître l’impression qu’il a cru recevoir froidement. C’est celle qui pense quand la main écrit et qui fait quelquefois qu’on exprime au delà de ce que l’on songeait à exprimer. (NL, p.188)
A partir de la triade de Leroux, George Sand a construit sa propre religion où l’homme se définit par l’union de trois éléments. Sa vie « matérielle » même s’explique par la conjonction de la matière, de la vie organique et de l’esprit, sa vie spirituelle par l’association de trois âmes, spécifique, individuelle et universelle. Cette trinité, doublée de trinalité, permet d’expliquer sa croyance en l’immortalité.
L’immortalité
Dans un conte, intitulé La Coupe[15], dédié à son dernier compagnon, Alexandre Manceau, qui était mourant, George Sand décrit le royaume des fées qui, immortelles sur la terre, seront anéanties le jour de la disparition de la planète. Ces fées matérialistes ne sont que matière et vie organique sans âme. Elles sont incapables d’éprouver le moindre sentiment, contrairement aux hommes. Mais si ces derniers sont mortels sur la terre, leur âme survit. Dans cette parabole, la romancière distingue la mort du corps de celle de l’âme. George Sand avait commencé ce conte sous le titre évocateur de La Mort des fées. Une des fées choisit en effet de boire à la coupe de mort, de renoncer à son immortalité sur la terre pour trouver avec une âme la véritable immortalité. Le conte se termine d’ailleurs par les mots : « La mort, c’est l’espérance »[16].
Le fragment « Exposé d’une croyance spiritualiste » (E, p.271-281) permet de suggérer une interprétation de ce conte. George Sand y explique que lorsque la mort survient, les trois éléments, matière, vie organique et esprit se séparent ou sont dénoués. La matière et la vie organique se décomposent en matière vivante qui vont servir d’engrais pour devenir « élément de fécondation » (E, p.273). Mais le troisième élément, l’esprit, reste immortel. La mort n’existe donc pas. L’interlocuteur imaginaire de George Sand se demande alors ce que devient cet esprit immortel.
L’œuvre de George Sand recèle plusieurs réponses, parfois contradictoires. Dans Monsieur Sylvestre, le vieil ermite, mourant, croit avoir aperçu « l’autre côté de la colline de la vie »[17]. Après la description du monde qu’il a entrevu, semblable au nôtre en plus beau, il formule une suite d’hypothèses sur la vie après la mort :
Peut-être le paradis des humbles comme moi commence-t-il par un bon et long repos de la notion de la vie. Peut-être, à ceux qui ne sont pas bien pressés et qui ne doutent pas du tout, faut-il un ou deux siècles pour retrouver cette notion dans une société meilleure [...] ? S’il faut mettre les choses au pis, pourquoi l’être que je suis ne se dissoudrait-il pas en une multitude d’êtres sans conscience du moi que je suis, pour se reconstituer lentement en un être qui serait encore moi, tout en étant un être meilleur que moi ? Qui sait ?[18]
Dans un contexte romanesque, les doutes de Sylvestre sont indispensables à la vraisemblance, mais dans le fragment « Exposé d’une croyance spiritualiste », George Sand énonce sa foi en une métempsycose[19] ou réincarnation, c’est-à-dire le retour de l’esprit dans un nouveau corps. Elle puise cette croyance directement dans la doctrine de Pierre Leroux pour qui vivre c’est renaître et persister au sein de la même espèce. Ainsi, après la mort (du corps), l’esprit reprendrait immédiatement « les fonctions de la vie organique et par conséquent le vêtement de la matière » (E, p.274). Elle ne suppose pas, comme Sylvestre, un repos, une durée de « néant » avant la résurgence de l’esprit. Le mode de manifestation de cet esprit résiderait dans l’éclosion de la vie organique « aussitôt qu’il est libre de s’en emparer » (E, p.274) c’est-à-dire dès la mort d’un être. Cette même idée apparaît ailleurs, de manière insistante, dans un grand nombre d’écrits non fictionnels, comme par exemple dans la critique des Chansons des bois et des rues de Victor Hugo :
[...] la vie ne se perd pas, elle se déplace. Elle s’élance et se transporte au delà de cet horizon que nous croyons être le cercle de notre existence. Nous avons les cercles infinis devant nous. (NL, p.18)
Elle ne limite pas les possibilités de l’esprit au monde terrestre, mais le voit renaître partout dans l’univers. Si « la fin d’un monde ne [la] surprend pas, [...] la fin de l’univers n’entre pas dans [sa] tête » (NL, p.206). Comme dans La Coupe, l’esprit survivra à la destruction de la planète. Mais cette perpétuelle renaissance de l’esprit en un autre organisme ne constitue pas une fin en soi. En effet, la tâche infinie d’une âme immortelle pourrait s’apparenter à une éternelle tourmente semblable au supplice de Sisyphe. Pour George Sand, ce recommencement ne prend de sens que si l’esprit peut se modifier et se parfaire au cours de ses pérégrinations.
La perfectibilité
Sa croyance en une palingénésie provient aussi de la doctrine de Leroux pour qui seule l’immortalité de l’âme permet le progrès. En effet, à chaque réincarnation, l’homme, et avec lui la condition humaine, va s’améliorer. Souvent au moment de la perte d’un être cher, George Sand insiste sur cette inévitable amélioration du sort. Par exemple à la mort de Louis Maillard, le 25 janvier 1865, elle écrit en guise d’hommage : « Où que tu sois, dans le monde du mieux incessant et du développement infini, reçois les bénédictions de l’impérissable amitié ».[20] Après la disparition prématurée de son petit fils, elle répond ainsi aux condoléances de Victor Hugo : « Comme vous j’estime que la mort est un bien puisque c’est le renouvellement, par conséquent l’amélioration d’une existence »[21]. Au-delà du cliché du monde meilleur qui attendrait les défunts, on peut déceler une véritable philosophie qui suppose l’homme « indéfiniment perfectible »[22] :
Comme Quinet l’a démontré, les races et les espèces, qu’elles se succèdent ou qu’elles sortent les unes des autres, tendent toujours, sauf les lacunes, les déviations et les effondrements, à constituer un type plus parfait qui est comme le rêve éternel, l’idéal inassouvi de la nature. Il en est de même de l’esprit humain, il veut s’élever, se compléter, s’épurer. Ça a toujours été là ma conviction, mon fil conducteur, moi qui ai voulu voir l’homme à travers le prisme de la nature.[23]
Ainsi s’esquisse à la fois l’originalité et la constance de la croyance de George Sand. Quelles que soient les modulations de sa pensée, elle ne dévie jamais de cette foi en un perfectionnement incessant. Mais contrairement à Leroux qui ne conçoit de réincarnation qu’au sein de la même espèce, la romancière implique la nature entière, règne animal et végétal compris, dans cet universel progrès. Pour elle, l’esprit réside dans tout être vivant, même le plus insignifiant :
[...] l’esprit existe partout où il fonctionne, si peu que ce soit. L’âme d’une huître est presque aussi élémentaire que celle d’un fucus. C’est une âme pourtant, aussi précieuse ou aussi indifférente au reste de l’univers que la nôtre. Si la nôtre se dissipe et s’éteint avec les fonctions de l’être matériel, nous ne sommes rien de plus que la plante et le mollusque ; si elle est immortelle et progressive le jour où nous serons anges, le mollusque et la plante seront hommes, car la matière est également progressive et immortelle.[24]
George Sand y voit une loi fondamentale de la nature dont l’homme fait partie :
La vie se compose d’action et de repos, de dépense d’énergie dans la veille et de recouvrement d’énergie dans le sommeil, de vie sous forme de mort et de mort sous forme de vie. Rien ne s’arrête et rien ne se perd. C’est l’A B C de la science, qu’elle s’intitule spiritualiste ou positive. Comment donc se perdrait une formule qui a fait monter à l’homme un degré de plus dans la série du perfectionnement que la loi de l’univers impose à son espèce ? (NL, p.62)
De ce même mouvement de la nature, fait d’hésitations, de tensions et de faiblesses, elle déduit une autre loi de fonctionnement : l’irrégularité du progrès universel.
Si l’esprit peut s’élever et progresser, il peut aussi rétrograder ou stagner. Son avancée dépend de son mérite dans chaque existence séparée. S’il a mené une vie tournée vers le bien, il progresse ; si au contraire, il a mené une vie orientée vers le mal, il rétrograde : « Il monte ou descend, avance ou recule dans la route du progrès » (E, p.275). Mais George Sand ne parle à ce moment ni de bien ni de mal, valeurs sans doute trop connotées à son goût, elle évoque plutôt des erreurs, des chutes, des fautes. Cependant il s’agit bien d’un système moral où chaque renaissance accorde une nouvelle chance à l’esprit. Ce dernier reste libre, dans sa prochaine vie, de s’améliorer. Quel que soit le chemin emprunté dans le détail par l’esprit, l’ensemble concourt au progrès universel et « dans la vie éternelle de l’esprit, chaque série d’existences est une leçon qu’il peut mettre à profit. Si une ou deux n’ont pas suffi, d’autres suffiront ». (E, p.275). George Sand trouve curieusement l’expression idéale chez Pascal qu’elle qualifie pourtant de « sombre janséniste » mais qui « jetait des vérités triomphantes à travers les ténèbres dont il lui plaisait de se nourrir »[25] :
« La nature agit par progrès, itus et reditus, elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais. » Ce qu’il dit de la nature doit s’appliquer à tout, c’est la définition de la loi de la vie, humanité, histoire, destinée, hasard ou providence, c’est comme cela que s’opère le flux et reflux éternel.[26]
Cette conception lui permet d’expliquer la présence du mal et de la souffrance sur terre tout en éliminant la croyance au diable.
Pour George Sand, le mal s’explique par l’ignorance du bien. « Aveuglement de l’esprit » (E, p.281), il naît dans un être malade qui ne peut guérir que progressivement, après une série d’épreuves dans des vies successives, lorsque « la santé lui revient avec la lumière »[27]. Le mal n’est qu’un état transitoire qui exclut l’idée d’une punission éternelle ou d’une fatalité et donc la croyance en l’enfer qui a toujours révolté la romancière. Pour elle, « le mal absolu n’existe pas plus que la mort définitive » (E, p.281). Mais la réduction du mal et le progrès dépendent aussi de la perception par l’homme de sa troisième âme, cette âme universelle qui lui permettra d’équilibrer son instinct avec son intelligence :
L’âme personnelle, celle qui est libre de choisir entre le vrai et le faux, recevra - de l’âme vouée au culte de l’universel - une lumière assez frappante pour ne plus hésiter à la suivre. Le mal a déjà beaucoup diminué à mesure qu’a diminué l’ignorance, qui peut le nier ? Il disparaîtra progressivement à mesure qui rayonnera l’astre intellectuel voilé en nous. (NL, p.181)
L’autre ingrédient indispensable au progrès s’appelle l’amour pris dans son acception la plus élargie. Toute entraide, association, entreprise commune tendue vers un même but entrent dans sa définition de l’amour :
L’avenir est fondé sur l’amour, et prenez n’importe quel autre mot pour exprimer la nécessité de l’association, il vous faudra toujours revenir à cette certitude que la haine tue la race humaine, que l’égoïsme la paralyse, que l’amour seul la replace dans la voie que Dieu, je dirai si voulez la nature, lui a tracée.[28]
Ce principe unificateur impose la nécessité d’une force idéale qu’elle hésite à nommer mais en qui elle reconnaît Dieu.
Dieu ou le mystère ineffable
George Sand croit en un principe, une « vitalité »[29] qu’aucun mot ne peut véritablement désigner, sans être entaché de superstition ou d’athéisme. Faute de mieux, elle utilise les mots à sa disposition « dans le vocabulaire classique des idées actuelles : âme du monde, amour, divinité »[30] pour désigner cette force ou loi nécessaire :
J’ai besoin d’un Dieu, non pour satisfaire mon égoïsme ou consoler ma faiblesse, mais pour croire à l’humanité dépositaire d’un feu sacré plus pur que celui auquel elle se chauffe. Jamais on ne me fera comprendre que le cruel, l’injuste et le farouche soient des lois sans cause, sans but et sans correctif dans l’univers. (NL, p.190)
Dans le fragment « Exposé d’une croyance spiritualiste », elle définit Dieu comme un esprit « principe libre, non assujetti à la matière et non limité à la vie organique »[31] qui serait « l’artisan de la vie » (E, p.274). Cette perception lui permet d’imaginer un univers naturel où le concept de Dieu révélerait l’unité du monde et sa finalité. On peut donc y voir l’expression de ce « mélange de spiritualisme et de panthéisme »[32] que revendiquait George Sand où un Dieu « universel » (NL, p.202) s’identifie à l’univers et aux lois qui le régissent. Elle puise sa conviction dans la science qui prouve que la nature n’est pas régie par le hasard mais par une série de lois logiques voire mathématiques :
Il s’est trouvé que l’univers donnait pleine confirmation aux sciences exactes, et que la nature terrestre pouvait se prêter au classement. Donc, le vrai est au delà de l’homme, mais ne peut être prouvé à l’homme que par l’homme. (NL, p.199-200)
Si Dieu représente cet idéal vers lequel l’homme tend sans cesse, ce n’est qu’en lui-même qu’il peut trouver les ressources nécessaires au progrès et à la compréhension de l’univers. L’homme est donc responsable de l’amélioration de sa condition et libre de la choisir. Pour accéder à la perfection, il doit « percevoir l’idéal en dehors de soi » mais aussi « en soi » (NL, p.199-200) donc se connaître. George Sand place d’ailleurs homme et femme côte à côte, sans distinction, car les deux, unis, doivent contribuer à l’amélioration de la condition humaine :
[...] le vrai peuple de Dieu sera celui qui proclamera l’effort commun vers le but commun, l’éducation de l’homme par l’homme, l’appropriation de toutes les forces à l’œuvre de la civilisation universelle, l’association de toutes les âmes en vue de l’idéal réalisable ; travail de tous pour tous, la loi d’association de tous les hommes, mâles et femelles, pour l’entretien, le développement, l’essor de la ruche sacrée qui s’appelle l’humanité.[33]
Mais malgré un espoir à toute épreuve, George Sand reste humble dans sa foi car sa conviction n’est pas une certitude :
Laissez donc faire le temps et la science. C’est l’œuvre des siècles de saisir l’action de Dieu dans l’univers. L’homme ne tient rien encore : il ne peut pas prouver que Dieu n’est pas ; il ne peut pas davantage prouver que Dieu est. [...] Croyons quand même et disons : « Je crois ! » ce n’est pas dire « J’affirme ! » disons : « J’espère ! » ce n’est pas dire « Je sais ! ».[34]
Modeste, elle se montre même prête à réduire Dieu au seul mystère de la vie qui, en dehors de toute persistance de l’esprit, réside dans la renaissance permanente sous quelque forme que ce soit :
Loi divine, mystère ineffable, quand même tu ne te révélerais que par l’auguste spectacle de la matière assoupie et de la matière renaissante, tu serais encore Dieu, esprit, lumière et bienfait.[35]
La croyance spiritualiste de George Sand qui se veut à la fois poétique et scientifique est sans cesse en mouvement. Depuis la philosophie de Pierre Leroux où elle a pris sa source, elle a suivi son propre chemin, n’hésitant jamais à modifier son cours. La romancière tente cependant de construire une philosophie cohérente, sans toujours éviter les contradictions essentiellement dues à l’évolution de sa pensée. A partir d’une vie composée de trois éléments dont l’un, immortel, perdure, elle conçoit un univers irrésistiblement attiré vers la perfection, grâce à une loi naturelle ou une force qu’elle identifie à Dieu. La société humaine peut donc s’améliorer mais comme son esprit est libre, le progrès ne peut s’opérer sans sa volonté. George Sand exprime aussi sa foi en la liberté de l’homme, qui ne doit jamais être contraint, comme elle le laisse entendre par ces propos du vieux Sylvestre :
Il n’y a pas dans le passé de refuge contre l’implacable appel de l’avenir, et, quelque forme que prenne l’éternelle doctrine du spiritualisme, jamais elle n’aura le droit de s’imposer à la conscience humaine comme un coup d’État à une société lassée de désordre, ou comme une révélation fantastique à un malade exténué d’insomnie. Il faut que l’homme valide cherche lui-même sa raison de croire ou de nier, et l’influence des hommes doit se borner à provoquer ses réflexions.[36]
Et c’est bien ce que George Sand tente de faire à travers ses écrits.
Annie CAMENISCH
IUFM
d’Alsace
Article paru dans :
Vives Lettres N°7, Spiritualité et esthétique II,
Université Marc Bloch, U.F.R. des Lettres, 1er semestre 1999.
Les Amis de George Sand N°22, 2000.
D’après une communication du 13 novembre 1997 pour le Groupe de
recherche XIXe-XXe de l’Université Marc Bloch.
[1] « Corambé n’était pas, à vrai dire, un simple personnage de roman, c’était la forme qu’avait prise et que garda longtemps mon idéal religieux ». Histoire de ma vie in Oeuvres autobiographiques I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1970, p.812.
[2] Article sur les Dialogues et fragments philosophiques (1976) d’Ernest Renan in Dernières Pages, Paris, Calmann Lévy, 1877, p.112.
[3] George Sand, Nouvelles Lettres d’un voyageur, Paris, Calmann Lévy, 1877, p.162. Recueil d’articles parus dans la Revue des Deux Mondes en 1868. Les références, désormais données dans le texte, entre parenthèses, renverront à cette édition.
[4] George Sand, Monsieur Sylvestre, Paris, Michel Lévy, 1865, p.75.
[5] Lettre à Charles Lambert, 9/6/1865, George Sand, Correspondance, éd. établie par G. Lubin, Paris, Garnier, 1964-1991 , XIX, p.238.
[6] Lettre à Louis Viardot, 10/6/1868, Correspondance, op.cit., XXI, p.13.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Leroux affirme la nécessité d’une religion philosophique en 1831. Il rencontre George Sand en 1835. Cette dernière, enthousiaste, tente de vulgariser sa doctrine dans Consuelo et Spiridion. Avec la collaboration de la romancière, Pierre Leroux entreprend dès 1841 la publication de la Revue indépendante jusqu’en 1844. Il y publie des articles comme « Aux philosophes » et « Du christianisme » qui définissent sa doctrine.
[10] « A propos de botanique » in Nouvelles Lettres d’un voyageur, op.cit., p.205.
[11] « Exposé d’une croyance spiritualiste » in Souvenirs et idées, Paris, Calmann Lévy, 1904, p.271. Les références, désormais données dans le texte, entre parenthèses, renverront à cette édition. Souvenirs et Idées est un recueil de textes datés de 1848, 1851, 1855, 1871. L’autographe de cet « exposé », qui n’était sans doute pas destiné à la publication, n’a pas été retrouvé. Même Georges Lubin, consulté, ne peut le dater. On peut cependant supposer, d’après le contenu, qu’il s’agit d’un texte post-leroussien et donc vraisemblablement rédigé après 1850. Le titre, de même qu’un petit commentaire qui apparente George Sand aux « Théosophes », a sans doute été rajouté par les éditeurs.
[12] « J’appelle donc à notre aide une méthode qui fasse entrer l’homme dans la notion de trinalité, applicable à l’univers et à lui. ». « A propos de botanique » in Nouvelles Lettres d’un voyageur, op.cit., p.201.
[13] Nouvelles Lettres d’un voyageur, op.cit., p.167.
[14] « Il n’est, a dit Pascal, ni ange ni bête », Nouvelles Lettres d’un voyageur, op.cit., p.193.
[15] La Coupe, Paris, Michel Lévy, 1865.
[16] Ibid., p.112.
[17] Monsieur Sylvestre, op.cit., p.111.
[18] Ibid., p.114.
[19] Métempsycose : doctrine selon laquelle une même âme peut animer successivement plusieurs corps humains ou animaux, et même des végétaux.
[20] Les Amis disparus in Nouvelles Lettres d’un voyageur, op.cit., p.331.
[21] Lettre à Victor Hugo du 12/8/1864. Correspondance, op.cit., XVIII, p.497,.
[22] Monsieur Sylvestre, op.cit., p.313.
[23] Lettre à Hippolyte Taine du 5 avril 1872. Correspondance, op.cit., XXIII, p.13. George Sand fait allusion à l’ouvrage d’Edgar Quinet, La Création, Paris, Librairie internationale, 1870.
[24] « De Marseille à Menton » in Nouvelles Lettres d’un voyageur, op.cit., p.137. Texte daté du 28/4/1868.
[25] Lettre du 18/2/1869. Correspondance, op.cit., XXI, p.336.
[26] Ibid. George Sand dit la même chose dans une lettre à Hippolyte Taine : « Ces paroles étaient d’ailleurs constamment sous ses yeux sur son bureau. » Cf. Correspondance, op.cit., XXIII, p.14.
[27] Ibid.
[28] « L’homme et la femme » in Impressions et souvenirs, Paris, Michel Lévy, 1873, p.269.
[29] « Le pays des anémones » in Nouvelles Lettres d’un voyageur, op.cit., p.73-74. Daté du 20/4/1868.
[30] Ibid., p.74.
[31] « Exposé d’une croyance spiritualiste » in Souvenirs et Idées, op.cit., p.274.
[32] Correspondance, op.cit., XXI, p.13.
[33] « L’homme et la femme » in Impressions et souvenirs, op.cit., p.268.
[34] Lettre à Marie-Théodore Desplanches, 25/5/1866. Correspondance, op.cit., XIX, p.897-898.
[35] Mélanges, « Une visite aux catacombes » in Nouvelles Lettres d’un voyageur, op.cit., p.219.
[36] Monsieur Sylvestre, op.cit., p.334.